Si tu vois pas, tu dis pas.

Tu ouvres un œil. Tu remues les orteils. Tu le refermes, tu ouvres l’autre. Tu navigues dans tes rêves d’un soir avant de les balayer d’un geste lent. Tu mâches ta salive, grinces des jointures, déchiffres les alentours, réactives tes pensées. Tu passes peut-être à côté de quelque chose. Tes poumons se remplissent de l’air ambiant, tu sens ta peau commencer à frémir. Il reste comme un trou au fond de toi. Tu pourrais être quelqu’un d’autre aujourd’hui. Comme tu n’es pas un écureuil, tu ne vas pas casser de noisettes avec les dents, tu ne vas pas grimper aux cimes des arbres ni courir nu dans le parc, tu ne vas pas lisser ton pelage avec ta langue… Comme tu n’es pas un écureuil, tu ne vas pas fumer une cigarette en fixant les nuages, tu ne vas écouter les nouvelles, poste de radio à l’oreille, tu ne vas pas parler à cette voisine qui te branche, tu ne vas pas entamer un paso doble devant les grands magasins, tu ne vas pas faire tournoyer ton lasso devant la foule ni même jongler avec les galets d’un bord de plage… Comme tu restes toi-même, tu te roules en boule, ta position favorite. Tu déverrouilles lentement tes mouvements. À nouveau tu essaies de fixer ce que sera ta journée. Tu as peut-être peur de passer à côté de quelque chose, quelque chose d’essentiel. Tu dilates tes pupilles afin de mieux saisir ce qui reste encore flou devant toi. Tu écartes à l’extrême tes mâchoires sans un mot, tu tends l’oreille. Tu tires tes membres de bout en bout, tes muscles se décident enfin, s’éveillent et vibrent longuement, changent d’humeur. Ton corps suit le rythme. À voix basse tu te dis que tu es encore là, bien vivant.

Ton bras droit finit par te tirer jusqu’à la machine à café. Un ronronnement et tu laisses l’amertume couler lentement en toi. Ton sang se réchauffe, pétille doucement. Tu commences à comprendre beaucoup plus nettement que ce qui flotte est autour de toi. D’un léger mouvement des hanches, tu arrives à faire courir le liquide le long des parois de ton estomac, en grandes vagues successives et circulaires ; ça tourne, tourne et tourne encore dans un bruissement obscur, comme une marée montante. Tu sens une nuée de baigneurs excités s’agiter, se bousculer, dériver jusqu’à boire la tasse. Tu sens cette chaleur ruisselante t’envahir. Tu accélères la cadence. Une écume brûlante s’épaissit et s’entrecroise en dessinant des paysages abstraits. Des mouettes creusent des sillons dans le vide, entre les déferlantes, des bateaux de pêche zigzaguent maladroitement, toutes sirènes dehors, un phare au loin clignote vaguement. Les cris des uns se mêlent aux bruits des autres. Tu émiettes quelques biscuits dans ta bouche, tu les avales en une fine pluie régulière, des passants affolés déploient rapidement leurs parapluies et courent chercher un abri en lançant des injures. Un écureuil détrempé applaudit langoureusement la scène.

Tu entames quelques pas de danse, ton ossature se remet dans l’axe. Tes idées t’apparaissent plus claires. Tu peux commencer à parler.
— Commencer à parler. Réfléchir, réfléchir vite, saisir, clarifier et parler, parler… même sans dire un mot.

Tu parles souvent, trop souvent, de bords de mer humides, ou poisseux, de paysages désertiques, enflammés, désertés. De ce qui fuit, toujours, peut-être, un peu. Tu ne sais pas vraiment. De ce qui se défile, se délite tranquillement. Des créatures fragiles et essentielles qui t’accompagnent, marchent à tes côtés, te rassurent. Les souvenirs n’existent pas, tu les construis maintenant, au présent. Tu parles toujours de choses qui se baladent, dansent dans ta tête, s’épuisent de jour en jour.
— Ma tête est faite de bouts. Un jour, ma tête est vide. Le jour suivant, ma tête est débordante. Le meilleur des jours, ma tête n’est plus là.

Les mots naissent péniblement, se dispersent avant même d’être lancés. Les images s’empilent, se superposent, se brouillent, mentent. Un véhicule bleu encastré sur un poteau bleu lui aussi, des figues luisantes à même le sol, de la poussière soulevée par des pieds nus. Tu ne sais plus les dire ou les voir. Des vélos à vive allure autour d’un palmier, une pluie de cannelle sur du riz au lait.
— Une voiture verte au toit rayé, un doigt pincé par un crabe au bord de l’eau, un film banal sous les étoiles. Je suis passé par là, je le sens. Des oranges autour d’un camion renversé, une nuit de feux d’artifice sourds comme une guerre. J’ai tout oublié.

Tu parles de ce que tu as perdu, de ce que tu perdras demain. Tu aimerais être d’avance à l’instant suivant pour savoir plus précisément ce qui va surgir. Tu parles de disparition, de mouvement, de ce qui se transforme seconde après seconde.
— Je sais que l’on meurt tous les jours un peu. Une suite de morts brutales. Chaque seconde se vide de sa substance, jusqu’à la prochaine.

Tu bois à nouveau, tes lèvres délicatement posées sur le rebord de la tasse. Tes mains restent encore légèrement tremblantes, tu regardes ces vaisseaux sinueux sous ta peau, tu penses à des routes sans destination. Une mélodie lancinante dans une pièce sombre, un plongeon proche de la noyade, un rocher encombré d’habitations serrées. Tu prends plus d’aisance le long des minutes qui passent, ton corps reprend sa taille habituelle. Tes gestes se font plus familiers, ton allure s’affine, semblable à celle que tu connais.
— Je suis en équilibre instable, sûr de retomber à tout moment. Proche de l’effrondrement permanent, de la reconstruction obligatoire.

Tu cherches sans cesse à retrouver ce qui appartient au passé, tout en te persuadant de maîtriser parfaitement ce qui devrait advenir demain. Tu aimerais pouvoir plonger au travers des années sereinement. Garder une certaine forme de contrôle.
— J’ai comme un mauvais goût dans la tête, mauvais goût juste dans la tête, mauvais goût juste tout à l’intérieur de la tête.

Ton regard se déplace une nouvelle fois sur tes mains, longuement, et s’arrête au hasard sur un poignet, un pouce, un pli, une tache. Tu longes les os qui débordent de ta peau jusqu’aux extrémités de tes doigts. Tu devines ligaments, articulations, flux sanguin, les vibrations légères de toute cette mécanique froide. On croirait que peu de choses t’appartiennent. Tu décroches parfois de cette observation minutieuse et ta perception se déplace, change de nature, tout t’apparaît alors étrange, presque monstrueux. Tu as l’impression de voir tes ongles s’allonger, raccourcir, s’allonger, raccourcir, s’allonger sous tes yeux dans un rythme désordonné. Tu en arrives à te sentir étranger à ton propre corps. Dépossédé de cette enveloppe que tu supportes depuis toujours, le costume d’un dimanche qui ne vient jamais. Tu te demandes comment tailler ces excroissances, ces ongles qui ne semblent plus être dans les normes habituelles, qui ont, sans aucun doute, gagné leur autonomie… en pointe, en arrondi, en carré ? Muni de différentes paires de ciseaux que tu fais virevolter autour de tes index comme des revolvers, tu optes pour l’arrondi, plus courant. Sans attendre, chaque ongle déploie mille stratégies pour éviter l’amputation, la bataille s’annonce insolite, intense. Tu prends la main et attaques au plus vite majeurs, auriculaires, pouces ou annulaires ; la tactique de l’encerclement.
— Une paume meurtrie par une fine cordelette jaune, une personne aimée disparue au lever du jour. Je souffre pour chaque coup porté, par défaut, après coup, longuement. Un débordement.

La vie est un combat tellement banal qu’elle en devient vulgaire. Tu es un guerrier, invincible, impitoyable, héroïque. Tes lames scintillent nerveusement autour de tes mains. Tu tailles, coupes, tranches avec une précision et une fureur exemplaires. Des centaines de morceaux d’ongles se décrochent et s’envolent violemment en sifflant comme des missiles, se plantent sur les murs, au sol, brisent miroirs et fenêtres, ricochent et finissent même par traverser ton propre corps. L’atmosphère s’assombrit, devient charbonneuse. Grondements, larmes, trahisons, douleurs, chuchotements, intrusions, tensions, soupirs, effondrements, angoisses, retournements, écoulements, agonies, hurlements, tragédies. Regarde-toi, regarde-toi, regarde-toi. Tu survoles ta carcasse percée de ces milliers de trous ridicules par lesquels s’échappent des rayons de lumière rouge. Tu as l’air d’un dessin animé comique et féroce. Tu réordonnes la chimie de ton cerveau, tu reprends tes esprits. Un dernier regard complice sur tes mains ne te renvoie plus que ravissement et harmonie, ordre et beauté, une symphonie douce et triomphale. De cet affrontement, tu es persuadé de ressortir vainqueur, sans l’ombre d’un doute, en toute évidence. On ne sait pas vraiment qui gagne une bataille. Tu te dis que les gagnants d’aujourd’hui sont souvent les perdants de demain. À coup sûr tu ne fais que différer tes défaites, les inscrire dans un calendrier hypothétique. Tu restes dans la ligne de ce que l’on t’a appris, de ce que tu as compris. Tu admets les évidences, timidement, et tu aimes voguer dans tes contradictions les plus élémentaires, te délecter de cette jouissance incessante. Tu confonds ou mélanges peut-être passion et déraison.

Tu te redresses et respires profondément. Tu te sens impeccable et brillant. La suite est devant toi. Tu peux commencer à avancer.
— Un pied devant l’autre, comme un enfant organisant ses premiers pas. Je dois paraître irréprochable et conquérant.

Tu glisses sur les chemins, comme en suspension, tu dévales les collines, évites les obstacles, tu te fraies des passages au travers des bois, bouscules les arbres centenaires ; tu contournes les immeubles encombrés, longes les avenues rectilignes et fumantes, survoles les escaliers infinis et les grilles étincelantes des parcs. Tu es aussi léger qu’un oiseau. Tu marques sur le sable les lignes de ton passage, bondis sur les digues meurtries, traces des cercles lents au-dessus des vagues. Tu tournes des heures durant. En attente, comme en attente d’un évènement vraiment nouveau, inattendu, fondateur.
— Je crois savoir ce que j’attends, et je sais que, toujours, irrémédiablement, c’est autre chose qui débarque. Je cours après.

Le long des côtes, au travers de ports gluants, au large de fragiles pontons endormis, tu revois passer ce vieil homme dans sa fine barque de bois aux couleurs écaillées trouer méthodiquement une mer bleue cendrée à grands coups de rame. Tu l’as écouté déjà plus d’une fois. L’embarcation balance doucement de gauche à droite, tu as toujours en tête ces longues algues agrippées sous sa coque qui grandissent de jour en jour et ondulent comme des chevelures en apesanteur, cette lumière statique et presque irréelle qui baigne son passage, ces trajets sinueux vers on ne sait où dessinés dans une eau trop lourde. Le temps semble courir au ralenti, un rêve teinté d’oubli. Il te parle de chiffres, d’opérations complexes mais, semble-t-il, si incontournables. La meilleure formule pour rater une tarte aux pommes, l’équation parfaite pour faire tourner les pendules dans le mauvais sens ou faire durer un feu de broussailles, les calculs les plus audacieux pour faire patiner l’économie du monde. Il lance des idées que tu peux presque concevoir, mais dont la matière première t’échappe quelque peu. Tu y vois ce que tu veux ; ses mots qui semblent se figer quelques instants devant sa bouche avant de s’évaporer les uns après les autres, ces mots que tu pourrais presque toucher, réordonner, t’approprier. Ses mots aux sonorités rocailleuses et épaisses, se faufilant au travers de lèvres aux mouvements rapides. Ses mots précédents un visage atypique aux contours indéfinis, aux yeux sombres et lointains, une silhouette peut-être perdue ou usée. Une personne qui n’a plus que ses mots. Une personne qui n’existe même plus, ou qui n’existe juste pas.
Tu t’approches lentement de lui à pas comptés ; d’un geste souple et généreux, tu le propulses hors de l’embarcation. L’homme s’enfonce dans l’eau après un plongeon à la trajectoire presque parfaite, son corps s’abîme nonchalamment, laissant s’échapper un amas de bulles dansantes, puis remonte à la surface, et disparaît, et remonte à nouveau, rebondit rebondit comme ça plusieurs fois de suite. Tu aperçois ainsi successivement un pied, puis un bras, un bout de tête ou d’épaule, encore une main… Il semble bien que tu viennes d’ôter une vie. Tu peux te le permettre, tu ne parcours pas nécessairement la réalité. Tu ramasses les plus beaux petits rochers qui fourmillent autour de toi et les lances vigoureusement sur le corps mobile, le cadavre finit par sombrer définitivement. La surface de l’eau se lisse comme un drap d’hôtel. Tu te souviens sûrement d’autres situations similaires. La mort te semble presque amusante, pour le moins grotesque. Tu laisses l’embarcation s’échapper au large. Tu imagines quelqu’un d’autre dessus raconter de nouvelles histoires.

Tu voles de nouveau de lieu en lieu, la journée semble se replier sur elle-même, se fermer, une journée ordinaire, l’air se fait plus rare, le silence envahissant. La lumière tombe lentement, s’accroche bien moins aux objets ; les alentours voient peu à peu leurs couleurs se délaver, observer tout autour de soi devient difficile. Tu fermes les yeux, l’écran de tes paupières diffuse une atmosphère aussi sombre que le noir qui engloutit les villes. Tu restes comme ça, entre ciel et terre, tu économises tes gestes. Tu pointes et relies de tes doigts des étoiles au-dessus de ta tête, bras levés, et formes la lettre « E », comme échoué, ennui, éphémère, envie.